Auteur : Yanis Varoufakis
Par le passé, on nous instillait des désirs artificiels. On s’arrangeait pour nous vendre des choses dont nous n’avions ni besoin ni envie par l’intermédiaire de messages transmis à la télévision ou placardés sur de grands panneaux d’affichage dans les villes ou sur le long des routes.
Aujourd’hui, lorsque nous discutons au téléphone, vaquons à nos occupations domestiques, l’IA écoute, observe nos préférences et nos habitudes et apprend à s’y adapter. En acquérant une meilleure connaissance de nos vies, elle développe une capacité d’une inquiétante étrangeté grâce à laquelle elle nous surprend grâce à des recommandations pertinentes et d’intrigantes idées.
D’abord, elle enregistre nos lubies qu’elle convertit en suggestions de vidéos, de textes et de musiques sur mesure que nous apprécions. Une fois séduits, nous devenons plus réceptifs. Ensuite, elle nous soumet une succession d’images, de textes et de vidéos afin de conditionner nos lubies, elle oriente notre comportement dans des directions extrêmement lucratives pour son propriétaire.
L’IA fabrique nos désirs, ou du moins les sélectionne et les met en valeur et confère à ses propriétaires la baguette magique avec laquelle il peut modifier nos comportements.
Peu importe que leur créateur ait été motivé par la recherche de profit. Ce qui importe, c’est que cette IA exerce un pouvoir inimaginable sur nos faits et gestes pour le compte d’un groupe retreint d’humains en chair et en os.
Aujourd’hui, notre identité a été numérisée. Elle ne nous appartient plus ni non plus à l’État. Elle a été dispersée aux quatre coins d’innombrables plateformes numériques privées. Elle appartient à un très grand nombre de propriétaires au nombre desquels nous ne figurons plus. La banque connaît la liste complète de tous nos achats, Facebook sait qui et ce qui me plaît, se souvient du moindre détail qui a attiré mon attention, toutes les opinions auxquelles j’adhère, de toutes celles qui m’ont rendu furieux et de celles que j’ai rapidement parcourues en faisant défiler les pages. Google sait mieux que moi ce que je regarde, le lis, j’achète, qui je rencontre, quand et où, Spotify détient la mémoire de mes morceaux préférés, plus complète que celle conservée dans ma mémoire consciente. Et derrière toutes ces entreprises, s’en cachent d’autres indénombrables, recueillent, surveillent, achètent, vendent mon activité sur les réseaux contre des informations me concernant. Chaque jour, quelque entreprise met la main sur un nouvel aspect de mon identité.
La résistance devient difficile à moins de se transformer en ermite des temps modernes.
Fonds d’investissement
Un établissement de santé privé est racheté par un fonds de capital-investissement. Au début, aucun changement n’intervient pour les salariés, la nouvelle direction ne cherche qu’à faire prospérer l’entreprise.
Or, les nouveaux propriétaires scindent l’entreprise en deux : la société de soins qui emploie les salariés et une autre qui détient tous ses biens et facture une redevance pour leur utilisation.
Sans tarder, la redevance augmente fortement. La direction de la société de soins réunit alors ses salariés, invoquant l’accroissement des charges leur explique que s’ils n’acceptent pas de travailler plus longtemps à salaire égal, l’entreprise pourrait être mise en liquidation judiciaire.
Entre temps, la société propriétaire des biens a souscrit un prêt avec pour garantie la rente locative à long terme de la société de soins. Rapidement, cet emprunt s’est transformé en dividendes pour les actionnaires et l’entreprise de soins est liquidée en 5 années de détérioration des salaires et des conditions de travail, les salariés se retrouvent au chômage tandis que d’importants financements publics sont octroyés à l’entreprise de biens dans le cadre de contrats locaux de santé indélicatement détournés. En revanche, l’actif immobilier de l’entreprise de biens est appréciée. Une fois cette dernière revendue, le fonds capital-investissement rembourse son emprunt à la banque et conserve le reste pour le compte des invesitisseurs.
Les responsables du pillage n’ont créé aucune valeur ajoutée, juste dévalisé un établissement de santé.
Le dollar, monnaie d’échange
Les échanges commerciaux mondiaux sont réalisés en dollar. Aussi, lorsque, après l’invasion de l’Ukraine, La Russie a demandé que son pétrole soit acheté en roubles. Mais qui voudrait vendre ses ordinateurs ou ses voitures en roubles si ce n’est quelques capitalistes étrangers qui lorgnent sur un actif russe tel que une usine ou une banque locale ?
Sortir du techno-féodalisme
Démocratiser les entreprises
Chaque employé des entreprises devient actionnaire lors de son embauche en se voyant attribuer une action unique à la façon d’un étudiant qui reçoit une carte de bibliothèque lors de son inscription à l’université. Cette action qui ne peut être ni vendue ni cédée, confère à chacun un droit de vote unique. Toutes les décisions au sein de l’entreprise, embauche, avancement, recherche et développement, prix des produits, stratégie sont prises collectivement. Chaque salarié exerce son droit de vote via l’intranet de l’enreprise qui fonctionne comme une assemblée générale d’actionnaires permanente.
Les rémunérations sont déterminées grâce à un processus démocratique qui répartit les revenus après impôts de l’entreprise en quatre postes de dépenses. Un premier pour couvrir les coûts fixes : achats d’équipements, licences, factures d’eau et d’électricité, loyers, versements d’intérêts. Un autre pour financer la R&D, un autre pour les salaires de base du personnel et un pour les primes. Là encore, la répartition entre ces quatre postes est décidée collectivement, selon le principe « une personne un vote ».
Toute proposition ui vise à augmenter les fonds d’un des postes doit être accompagnée d’une autre qui permet de réduire les dépenses d’un ou de plusieurs autres postes. Les projets concurrents sont soumis au cote. Chaque salarié actionnaire les classe par ordre de préférence lors d’une consultation électronique. Si aucun d’entre eux n’obtient la majorité absolue lorsque l’on comptabilise les premiers choix, on procède par élimination. Le plan qui a recueilli le moins de premiers choix est éliminé et ses voix sont réattribuées au deuxième choix des votants. Ce processus algorithmique simple est répété jusqu’à ce qu’un plan d’entreprise obtienne plus de la moitié des suffrages exprimés.
Une fois votés les budgets des différents postes, le montant alloué au paiement des salaires de base est réparti de manière égale entre tous les membres du personnel, quels que soient leur niveau d’ancienneté et leur fonction dans l’entreprise : l’agent d’entretient récemment embauché et l’ingénieur cedette reçoivent le même salaire. Pour répartir les primes, une fois par an, l’entreprise distribue à chacun des employés cent jetons numériques à redistribuer entre leurs collègues dont ils estiment qu’ils ont le plus contribué au développement de l’entreprise au cours de l’année écoulée. Une fois les jetons attribués, le montant total des primes est réparti au prorata du nombre de jetons que chaque employé a reçu de ses collègues.
Démocratiser la monnaie
La banque centrale octroie à chacun un portefeuille numérique gratuit sous forme de compte bancaire. Pour inciter les gens à l’utiliser, une allocation (ou dividende universel) est crédité mensuellement sur leur compte : le revenu de base universel devient réalité. Ensuite, la banque verse des intérêts à ceux qui transfèrent une partie de leurs économies déposées dans une banque commerciale sur leur nouveau compte numérique. À terme, s’ensuit un exode bancaire massif à mesure que les citoyens font migrer leur épargne des banques privées vers ce nouveau système public de paiement et d’épargne numérique. Pour cela, la banque centrale devra créer beaucoup de monnaie à un rythme qui n ‘excédera pas celui qu’elles se sont imposé depuis 2008 pour renflouer les banques privées durablement instables. Dès lors que les particuliers et entreprises utilisent ce système pour réaliser leurs transactions, celles-ci sont toutes consignées dans le grand livre de la banque centrale.
Les banques centrales deviennent un genre de commun monétaire. Pour superviser les opérations, la banque centrale est placée sous le contrôle d’un jury chargé de la supervision monétaire, composé de citoyens et d’experts issus de nombreuses professions choisis au hasard, auquel elle doit rendre des comptes.
En matière d’investissement, il est possible de placer son épargne en la prêtant à une start-up ou une entreprise bien établie, mais dans ce système, il n’est pas possible d’achter de parts d’entreprise puisque les actions sont réservées aux salariés sur la base d’une action par employé. En revanche, on peut allour son épargne directement, soit en utilisant son propre compte numérique hébergé par la banque centrale, soit en passant par un intermédiaire en respectant le fait que cette dernière n’a pas le droit de créer de la monnaie à partir de rien, comme le font les banques lorsqu’elles émettent un prêt. Elles devront dont procéder à un échange de fonds déjà existants provenant de comptes d’épargne déjà existants.
Il existe trois types de revenus. D’abord un dividende universel crédité par la banque centrale sur le portefeuille numérique de chaque citoyen, ensuite les revenus du travail dans chaque entreprise démocratisée, composé de salaires et de primes, enfin, les intérêts versés au épargnants par la banque centrale. Aucun de ces revenus n’est imposé. Il n’y a pas non plus de taxes sur les ventes ou de TVA. Chaque entreprise s’acquitte d’un impôt fixe de 5 % sur ses recettes totales et non de ses bénéfices pour lutter contre les multiples astuces comptables qui permettent de maquiller des dépenses en coûts afin de réduire le revenu imposable des entreprises. Il existe aussi des taxes sur les terrains et les bâtiments à usage commercial.
Concernant les échanges de paiements internationaux, un nouveau système financier interenational garantit un transfert de richesse permanent vers les pays du Sud global tout en limitant les déséquilibres commerciaux et financiers du type de ceux qui encouragent la formation des bulles spéculatives et provoquent les krachs financiers. Tous les échanges commerciaux et les transactions monétaires entre les différentes juridictions monétaires sont libellées dans une nouvelle unité comptable numérique internationale appelée Kosmos. Si la valeur en Kosmos des importations d’un pays dépasse celle de ses exportations, le pays se voit imposer une taxe de déséquilibre proportionnelle au montant de son déficit commercial. De même si les exportations d’un pays sont supérieures à sses importations, un même taxe lui est imposée, proportionnellement à son dexcédent commercial.
Ces mesures fiscales permettent d’en finir avec les motivations mercantilistes qui poussent un pays à prélever sans relâche de la valeur sur le dos d’autres pays, en leur vendant des biens d’une valeur supérieure à ceux qu’il leur achète et à leur prêter les fonds nécessaires pour qu’ils continuent à se fournir auprès de lui, forme de financement des ventes qui coince les pays les plus faibles dans une situation d’endettement permanent.
Parallèlement, une seconde taxe de surchauffe est prélevée sur le compte Kosmos d’un pays lorsque les mouvements de capitaux entrants et sortants sont excessifs dans un laps de temps très court. Durant des décennies, les pays en développement ont été fragilisés par des investisseurs « intelligents » qui se précipitaient pour y acquérir des terres et des entreprises avant que leur prix n’augmente lorsqu’ils y détectaient de futures opportunités de croissance économique. L’afflux massif de capitaux provoquait la hausse exponentielle des prix fonciers et de ceux des entreprises et générait de fausse attentes de croissance économique, favorisant les bulles spéculatives. Lorsqu’elles éclataient, les investisseurs « intelligents » se retiraient du pays au plus vite, ne laissant derrière eux que des vies et des économies dévastées. L’objectif de cette taxe est de contrôler les excès spéculatifs en vue de mettre un terme aux préjudices inutilement causés aux pays les plus pauvres. Les recettes de ces deux taxes serviront ensuite à financer des investissements directs en faveur de la protection de l’environnement dans les pays du Sud global.
Le système « un salarié une action de vote » a des effets révolutionnaires car il supprime les marchés du travail et des actions et entraîne la chute de l’Empire du capital, démocratise les lieux de travail et encourage de manière organique la réduction de la taille des conglomérats. Le système économique du Kosmos neutralise les fluctuations économiques internationales, empêchant l’exploitation des économies les plus faibles par les puissantes tout en finançant les investissements en faveur de la protection de l’environnement dans les régions du monde où ils sont le plus nécessaires.
La mise en œuvre de ces éléments fondamentaux de politique économique, consécutifs d’une économie libérée de la tyrannie du capital, prive ainsi le techno-féodalisme de l’ancrage dont il a besoin pour asseoir son emprise sur nous. La question qui se pose maintenant est la suivante : comment libérer nos sociétés de la tyrannie de la rente, la rente foncière séculaire, qui a survécu à la défaite du féodalisme par le capitalisme, et la rente cloud qui sert d’assise au techno-féodalisme.